Résumé :
Face à la "trumpisation" croissante de la vie politique française et la dégradation des débats parlementaires, particulièrement visible depuis l'installation de la nouvelle Assemblée nationale en juillet 2024, nous proposons d'utiliser l'organologie, science des organisations, pour améliorer le fonctionnement du Parlement. Cette approche pourrait aider à revitaliser la démocratie française, actuellement marquée par une fragmentation politique préoccupante qui inquiète les observateurs internationaux.
Les "organologues", spécialistes des organisations, suggèrent notamment de distinguer et gérer différemment deux types de conflits au sein des assemblées. Les conflits relationnels, liés aux incompatibilités interpersonnelles, sont par nature destructeurs et doivent être évités. En revanche, les conflits liés aux tâches, portant sur les moyens et les objectifs, peuvent s'avérer constructifs s'ils sont bien gérés, favorisant l'émulation intellectuelle et améliorant la qualité du travail collectif.
Pour mettre en œuvre cette approche, deux recommandations principales sont formulées. D'abord, renforcer les mécanismes institutionnels de prévention et régulation des conflits, notamment en s'inspirant du modèle allemand du "Ältestenrat" qui permet de désamorcer les tensions en amont des débats parlementaires. Ensuite, adopter les techniques de "négociation raisonnée" développées à Harvard, qui privilégient l'exploration des motivations profondes plutôt que l'enfermement dans des positions partisanes à la fois rigides et émotionnelles.
Cette note conclut en identifiant trois domaines où l'organologie peut contribuer à améliorer le fonctionnement parlementaire : la structuration et l'adaptation de l'organisation, le développement d'une culture et d'une communication constructive, et l'engagement avec les parties prenantes. Cette démarche espère contribuer à réconcilier l'exigence démocratique avec la complexité politique actuelle, tout en rassurant les observateurs sur la capacité de la France à mener les réformes nécessaires.
Texte intégral :
La « trumpisation » croissante de la vie politique française, souvent réduite à un spectacle d’ affrontements constants, où les arguments se dissipent dans des simplifications outrancières et où la mise en scène écrase le fond, reflète une dérive inquiétante. Cette crispation idéologique empoisonne le débat public, attisant des comportements délétères et radicalisant les échanges parlementaires. Chaque jour, la théâtralisation du politique, empruntée à l’ univers des réseaux sociaux, envahit un peu plus l’ espace public, exposant à tous les regards une lente et dramatique dégradation de la parole publique.
Comment ne pas s’inquiéter d’ une telle dérive, qui ne conduit qu’ au chaos et annihile toute possibilité de consensus autour du bien commun, ce socle indispensable à la survie d’ une démocratie ? Aux Etats-Unis, même les plus farouches partisans des camps démocrate et républicain savent s’unir sur des principes fondamentaux. Mais cette notion de « homeland »_- ce point d’ ancrage transcendant les positions partisanes, reste étrangère à notre culture politique française, où l’ idée même d’ unité se heurte à une fragmentation croissante.
Depuis 2022, et encore plus depuis l’installation de la nouvelle Assemblée nationale en juillet 2024, l’hémicycle de la chambre basse est devenu le théâtre de toutes les discordes, le miroir de toutes les dérives, et le foyer de toutes les désillusions. La France s’enfonce dans une fragmentation politique préoccupante, à tel point que les observateurs étrangers, qu’ ils soient outre-Manche ou outre-Atlantique , s’interrogent sur notre capacité à trouver un terrain d’ entente, à voter un budget ou à conduire les réformes indispensables au redressement du pays.
Certes, la politique, avec ses passions et ses imprévus, échappe souvent aux cadres théoriques et aux mécanismes que nous propose la sociologie des organisations.
Mais n’est-il pas temps d’ essayer d’ introduire dans nos débats un peu plus de raison et de méthode ? Une réflexion sur les processus de discussion et de décision pourrait éclairer quelques parlementaires perplexes face aux méandres de la polémique stérile.
Face à ces défis, nous posons une hypothèse audacieuse ; une discipline émergente, l’organologie, pourrait offrir des outils novateurs pour revitaliser notre démocratie. Nous appelons nos députés et sénateurs à s’ emparer de ce modèle, non pas comme une potion miracle, mais un cadre capable de structurer raisonnements et argumentaires au service du bien commun.
Les assemblées parlementaires, des organisations à part entière
En collaboration étroite avec les politologues, les « organologues » ont leur mot à dire. Ces spécialistes des organisations, dont l’influence ne cesse de croître dans notre société (comme l’ écrivent Ghislain Deslandes et Jean-Philippe Bouilloud, de l’ ESCP), peuvent aider à tracer des chemins constructifs.
L’objet des spécialistes des organisations, est l’« analyse raisonnée des principes qui déterminent la survie des organisations » (Rodolphe Durand, professeur à HEC Paris). Face à ce chaos parlementaire qui chaque jour affaiblit la crédibilité de nos assemblées, nous ne pouvons ignorer les risques : une démonétisation de nos institutions pourrait conduire, sinon à un retour du censitaire, du moins à une remise en question profonde des principes démocratiques : un retour de balancier menaçant.
Or, la survie de nos organisations politiques exige que nous engagions résolument sur des voies constructives.
Rechercher les bons conflits
Les conflits, qui sont au cœur même de l’ art politique, forment le propos préliminaire de notre réflexion. Que nous enseigne l’organologie sur notamment la manière dont les 577 députés de l’Hémicycle, souvent porteurs de convictions politiques antagonistes, pourraient débattre et converger vers des décisions éclairées sur des questions d’intérêt national ?
Selon Karen Jehn, chercheuse à la Faculté de Gestion de l’ Université de Melbourne, dont les travaux sur les conflits organisationnels font autorité, ce ne sont pas les normes organisationnelles relatives aux conflits (ex. « les conflits doivent être perçus comme des opportunités »), mais la nature de ces conflits qui va déterminent avant tout leurs effets, positifs ou négatifs.
Karen Jehn distingue deux grandes catégories de conflits : ceux liés aux relations et ceux liés aux tâches. Les premiers, d’ ordre relationnel, naissent des incompatibilités interpersonnelles. Par essence, destructeurs , ils érodent la cohésion des groupes, sapent leur efficacité, et nourrissent un climat d’ insatisfaction.
Les seconds, liés à la tâche, émergent lorsque les membres des organisations divergent sur les moyens à employer, la répartition des rôles, ou les finalités à poursuivre. Dans une institution parlementaire, où les enjeux sont à la fois complexes et multiples, ces désaccords, quand ils sont bien gérés, peuvent se révéler bénéfiques. Ils favorisent l’ émulation intellectuelle et renforcent, jusqu’ à un certain point, la qualité du travail collectif.
Dès le début du XXe siècle, Mary Parker Follett, figure pionnière de la gestion organisationnelle, défendait une vision audacieuse du conflit : non pas un obstacle à éliminer, mais une force à canaliser. Son concept d’intégration, développé dans Dynamic Administration (recueil d’ essais publié en 1941), prône une approche où les adversaires, plutôt que de chercher à l’emporter, construisent ensemble une issue dépassant la simple victoire de l’un sur l’autre. Une méthode -nous y reviendrons- qui, transposée dans le débat parlementaire, pourrait atténuer les clivages et recentrer la décision politique sur le bien commun.
Ainsi, pour garantir la tenue des débats et préserver la vitalité de notre démocratie, il incombe aux chambres haute et basse de recentrer leurs désaccords sur des questions concrètes, portées par la recherche de solutions claires. Cette capacité à « orchestrer des conflits », selon l’ expression de Ronald Heifetz, éminent spécialiste du leadership à l’ Université de Harvard- est la marque des grands meneurs. Le président colombien Juan-Manuel Santos, lors de de son réception du prix Nobel de la paix qui saluait sa contribution à la signature d’ un accord de paix historique, ne manqua d’ ailleurs pas de rappeler cette leçon fondamentale de son ancien professeur.
C’ est, estime Heifetz, dans la maîtrise des conflits productifs, que se révèlent les figures d’ autorité visionnaires – qu’ il s’agisse de chefs militaires, de dirigeants politiques comme des Premiers ministres ou encore de présidentes de l’Assemblée nationale et du Sénat. Ces figures, en canalisant les énergies divergentes, parviennent à transformer les affrontements en puissants leviers de progrès collectif.
La gestion des conflits, qu'ils soient organisationnels ou politiques, ne relève pas seulement de la résolution d’oppositions ponctuelles, mais participe à un effort plus large de consolidation du fonctionnement institutionnel. Dans cet esprit, et en s'inspirant des pratiques managériales éprouvées, les recommandations suivantes s’adressent aux institutions parlementaires.
Recommandations
1. Renforcer les mécanismes institutionnels de prévention et régulation des conflits
Les parlements, à l’image des organisations complexes, gagnent à adopter une posture proactive et structurée face aux conflits. Cette approche repose sur des mécanismes de prévention et de régulation, capables d’anticiper les tensions et de transformer les désaccords en opportunités de collaboration. La mise en place de processus formalisés de détection précoce des tensions, par exemple, ne se limite pas à désamorcer des crises naissantes : elle encourage également un dialogue régulé et constructif entre les parties prenantes.
Un élément central de cette stratégie consiste en l’intégration de facilitateurs neutres, dotés d’une expertise en gestion des conflits. Ces acteurs jouent un rôle clé en veillant à ce que chaque voix soit entendue dans un espace de dialogue protégé, où les préoccupations sont entendues et prises en compte. De tels "espaces sûrs" permettent de déplacer les conflits du champ émotionnel vers celui d’ une négociation rationnelle, focalisés sur les intérêts sous-jacents plutôt que sur des crispations identitaires.
Cette méthode, alignée avec les recommandations issues des recherches en gestion organisationnelle, favorise une dynamique d’apprentissage collectif et de co-construction. Comme le soulignent Jeanne Brett, professeur émérite à la Kellog School of Management, et ses collègues américains et français dans leur ouvrage Gérer les conflits autrement : Méthode de négociation et de résolution des conflits , cette approche offre une voie pour dépasser les blocages traditionnels et concevoir des solutions innovantes et durables.
Par exemple, outre-Rhin, existe le “Ältestenrat” (littéralement “Conseil des Anciens”), supervisé par le président du Bundesrat, inclut les présidents de groupe et les représentants de chaque groupe, selon leur poids proportionnel, pour définir l’ ordre du jour, attribuer les temps de parole, et régler les questions de procédure. Cette instance permet ainsi de dénouer nombre de conflits avant qu’ ils ne prennent une tournure interpersonnelle, en amont des débats parlementaires. Ses compétences en matière de prévention et régulation des conflits (interpersonnels) surpassent celles de son équivalent français “Bureau de l’ Assemblée” (en France, les médiations entre parties politiques sont souvent confiées à la “Conférence des Présidents”). Notons au passage que, des deux côtés du Rhin, subsiste un problème de taille : le nombre de membres de ce bureau/Conseil - vingt-deux en France, trente-deux en Allemagne . Nous y reviendrons dans une prochaine note, à la lumière des travaux académiques sur les dynamiques des groupes de travail.
En appliquant ces principes, les institutions parlementaires françaises pourraient accroître leur résilience organisationnelle - notamment en réduisant les risques de dissolution anticipée- et affirmer davantage leur rôle de médiateurs au service du bien commun.
Pour en savoir plus:
Ury W., Brett J., Goldberg F., Mancy F. (2008). Gérer les conflits "autrement": Méthode de négociation et de résolution des conflits . Eyrolles.
2. Prévenir les conflits néfastes par l’usage de la “négociation raisonnée”
Dans une note publiée en janvier 2025, une équipe internationale de chercheurs en sciences sociales révèle les conclusions d’une vaste analyse sémantique de deux millions de discours prononcés à l’Assemblée nationale entre 2007 et 2024, menée grâce aux avancées de l’intelligence artificielle. Leur verdict est sans appel : la rhétorique affective, dominée par la colère, s’impose progressivement aux dépens de l’argumentation rationnelle
Dans les institutions parlementaires, où les débats peuvent rapidement se figer autour des divergences idéologiques, les techniques de négociation raisonnée fondées sur les intérêts apportent des solutions adaptées, notamment lors des pourparlers qui précèdent les débats. Développées par des chercheurs de l’ Université de Harvard, elles furent mises en pratique avec succès lors des accords de Camp David (1978), sous l’ égide du Président Carter.
Au lieu d’enfermer dans des positions rigides, exacerbées par des logiques partisanes, ces techniques favorisent une exploration des motivations profondes sous-jacentes aux désaccords. Elles privilégient ainsi une négociation de type « intégrative » plutôt que « distributive », selon la distinction de Walton et McKersie, pionniers dans le domaine, respectivement à la Harvard Business School et à la « School of Management » du MIT. Aujourd’hui enseignées à travers le monde dans les Facultés et Écoles de Gestion et Instituts de formation à l’ Administration Publique, y compris l’ Institut National de Service Public (successeur de l’ ENA), ces méthodes ont prouvé leur efficacité à rapprocher des acteurs aux objectifs a priori opposés, tout en respectant la diversité légitime des points de vue.
Transposées au domaine parlementaire, elles peuvent transformer les relations conflictuelles en partenariats orientés vers la recherche de solutions partagées. En se concentrant sur les intérêts partagés ou complémentaires, cette approche permettrait de construire plus aisément des politiques publiques durables et pertinentes, où chaque partie préserve son image tout en contribuant activement au bien commun.
Certes, leur mise en œuvre requiert une discipline intellectuelle et une volonté de dépasser les clivages, y compris dans les situations de blocage. A cet égard, William Ury, co-inventeur de cette approche, propose des outils spécifiques pour négocier efficacement avec des interlocuteurs perçus comme« difficiles ».
Pour en savoir plus:
Walder F. (1958). Saint Germain ou la négotiation. Folio-Gallimard (prix Goncourt)
Ury, W. L., Fisher, R., & Patton, B. (2022). Comment réussir une négociation? Seuil.
Ury, W. L. (2023). Comment négocier avec des gens difficiles? Points-Seuil.
L’organologie, ou science des organisations, ne se limite pas à une simple grille d’analyse : elle ouvre des perspectives concrètes pour repenser le fonctionnement des deux chambres du Parlement français. Trois axes majeurs se dégagent de cette approche : la structuration et adaptation de l’organisation, le développement d’une culture de dialogue et de coopération, ainsi qu’une interaction renouvelée avec les parties prenantes. Dans les semaines et mois à venir, nous nous attacherons à formuler des propositions concrètes.
En 1896, Mary Park Follet soutenait sa thèse, consacré au rôle du Speaker au Congrès américain. Son étude, saluée à l’époque pour sa rigueur et son caractère visionnaire, demeure aujourd’hui une référence incontournable pour comprendre la mécanique parlementaire des États-Unis. Puisse son exemple inspirer de nouvelles recherches en France, à la hauteur des défis actuels.
Contribuer à réconcilier l’exigence démocratique avec la complexité d’un paysage politique fragmenté, telle est l’ambition des propositions à venir. Engager une réflexion organisationnelle ambitieuse pourrait faciliter une nouvelle dynamique au Parlement, et contribuer à restaurer la confiance, tant auprès des citoyens que des observateurs nationaux et internationaux.
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